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Asie du Sud-Est : Les cyclos, un fléau de santé publique

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En Asie du Sud-Est, le coût social et économique des accidents de deux-roues motorisés est considérable. Pourtant, les autorités ne s’en préoccupent guère. C’est une journée comme une autre, chaude et humide, à Phnom Penh. Chhay Hour, un ingénieur de 26 ans qui travaille chez Cambrew, la première brasserie du Cambodge, est en train de négocier ferme une Honda d’occasion dans le district de Prampir Makara, réputé pour ses centaines de boutiques de deux-roues d’occasion.

Ce sera son premier cyclo. Avant, le jeune homme vivait à Sihanoukville [dans le sud du pays] et se rendait à pied de son logement de fonction à l’usine. Mais il vient d’être muté la capitale et devra désormais parcourir 6 kilomètres et demi par jour. D’où la nécessité d’un deux-roues.

Je demande à Hour s’il a le permis. “Qui a besoin d’un permis ? répond-il en riant. Je n’ai pas l’intention de le passer. Ce n’est qu’un bout de papier. Si la police t’arrête, même si tu as le permis, ils trouveront un moyen de te piquer de l’argent. Si la police t’arrête, tu paies, c’est tout.” Cette attitude et cette forme de corruption légère sont généralisées dans toute l’Asie du Sud-Est. Si la police ne prend pas le code de la route au sérieux, pourquoi les citoyens le feraient-ils ?

Seul un quart environ des conducteurs du Cambodge prennent la peine de passer le permis, et 70 % des motocyclistes ignorent le sens du panneau “stop”, selon une étude récente. Cela explique peut-être que le pays soit l’un des plus touchés par le fléau de santé publique le plus ignoré au monde : la montée en flèche du nombre d’accidents mortels qui a accompagné le boom des deux-roues dans les pays en développement.
Dans les pays riches comme les États-Unis, les cyclos représentent 3 à 5 % des véhicules en circulation, mais 12 à 20 % des accidents mortels. En Asie, les véhicules à deux ou trois roues représentent près d’un tiers des morts sur les routes, les plus mauvais chiffres étant observés en Asie du Sud-Est.

Au Cambodge, par exemple, les accidents de deux-roues sont responsables de 67 % des morts sur les routes ; en Thaïlande et au Laos, cette proportion atteint le chiffre ahurissant de 74 %. Sachant que le nombre de véhicules en circulation double tous les cinq ans dans la région, le nombre de morts risque d’augmenter proportionnellement. Dommage collatéral.

Officiellement, les pouvoirs publics se disent prêts à améliorer la sécurité des routes et à faire le nécessaire pour s’adapter au déferlement de cyclos. Mais on a plutôt l’impression qu’ils considèrent cette hécatombe comme un dommage collatéral inévitable du progrès économique.

C’est un mauvais calcul. Selon les estimations de la Banque mondiale, les accidents de la route coûteraient aux pays d’Asie du Sud-Est entre 2 et 3,5 % de leur PIB annuel du fait de la perte de productivité résultant des décès, des invalidités de longue durée (l’écrasante majorité des victimes sont des soutiens de famille), du coût pour le système de santé et des dommages matériels.

Spécialiste de la sécurité routière auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Phnom Penh, Ratnak Sao m’explique que les accidents de la route ont coûté 337 millions de dollars [environ 300 millions d’euros] à l’économie cambodgienne l’année dernière. “Non seulement des gens meurent, résume-t-il, mais tout le monde en paie le prix.

Dans n’importe quelle ville d’Asie du Sud-Est, vous assisterez à la même scène : des essaims bourdonnants de deux-roues se faufilant au milieu des embouteillages semi-permanents de voitures, de bus et de camions, grimpant sur les trottoirs et remontant des rues en sens interdit à tombeau ouvert. Ils font fi des stops et des feux rouges comme des piétons.

Au Cambodge, 70 % des motocyclistes ignorent le sens du panneau “stop”

Ces petits deux-roues bon marché – scooters, mobylettes, vélos électriques, motos – ont pris d’assaut les rues du Sud- Est asiatique et d’une bonne partie des pays en développement. Des gens qui avaient l’habitude de se déplacer à pied ou à vélo se faufilent désormais dans la circulation en pétaradant.

Pour la population, dont la majeure partie vit au-dessous du seuil de pauvreté, le cyclo incarne la possibilité de trouver un meilleur emploi plus éloigné et de vivre dans un meilleur quartier. Et tous les Occidentaux qui ont voyagé en Asie du Sud-Est se sont sans doute esclaffés (quand ils n’ont pas blêmi) à la vue d’une famille de cinq personnes entassée sur une petite moto, le père pilotant et le petit dernier – sans casque – juché sur le guidon.

Près de 95 millions de deux-roues motorisés seront fabriqués cette année (contre 80 millions de voitures). Selon certains analystes du secteur, 135 millions d’engins seront commercialisés en 2016. Quand la plupart des voitures neuves sont destinées aux pays riches, où elles remplacent généralement les véhicules existants, la grande majorité des cyclos sont vendus dans les pays en développement, très souvent à des gens qui n’en ont jamais possédé auparavant.

Premier constructeur de petits deux- roues motorisés au monde, Honda en a fabriqué quelque 17 millions en 2014, contre 6 millions il y a dix ans. Mais le géant japonais se voit confronté à la concurrence croissante de la Chine, qui devrait en produire plus de 20 millions cette année.

Il est intéressant de constater qu’un certain nombre de villes chinoises ont entièrement ou partiellement banni les deux-roues de leur centre-ville pour des raisons liées à la pollution, à la fluidité du trafic et à la sécurité. Abstraction faite des bouchons exaspérants qui font partie de la vie quotidienne dans tant de villes d’Asie, cette démocratisation des deux-roues est plutôt une bonne nouvelle pour les pays en développement.

Ils ne sont pas chers à acheter ni à entretenir. Ils émettent peu de CO2 si on les compare aux autres moyens de transport. La consommation d’énergie par personne est minimale, ils sont très efficaces et vous permettent d’aller vite”, explique Chanin Manopiniwes, économiste de la Banque mondiale à Bangkok, spécialisé dans la sécurité routière.

Dans les zones rurales, ils permettent d’aller d’un village à un autre, d’apporter ses produits au marché, d’amener ses enfants à l’école ou à l’hôpital. Ils sont un facteur d’émancipation.” Mais il y a un inconvénient : les deux- roues tuent. Dans les dix années à venir, ils pourraient faire plus de victimes que le sida et la tuberculose dans les pays en développement.

Économie de marché

Les cyclos font partie du paysage urbain en Asie (notamment en Asie du Sud-Est) depuis la fin des années 1950, où Honda a sorti ses premiers modèles de Super Cub, un cyclo devenu culte. Équipé d’un monocylindre quatre-temps, l’engin était économique à l’achat comme à l’usage et a fait fureur dans le monde entier, y compris aux États-Unis – “Les gens les plus sympas roulent en Honda”, affirmait un slogan publicitaire dans les années 1960.

Plus de 87 millions de Super Cub ont été vendus à ce jour, ce qui en fait le véhicule le plus populaire de tous les temps.

Il a toutefois fallu attendre les années 1990 et le début du XXIe siècle pour assister à une véritable explosion en Asie, où le boom économique et l’adoption de l’économie de marché par plusieurs régimes ont permis à la population d’accéder à ce moyen de transport motorisé bon marché.

En Indonésie, la déferlante a commencé voilà dix ans, lorsque l’économie s’est ouverte et que le crédit est devenu accessible à toute personne pourvue d’un emploi. Pour acheter un deux-roues de 1.000 dollars, il suffi sait de s’acquitter d’un petit acompte et de mensualités modestes. On dénombre aujourd’hui plus de 60 mil- lions de deux-roues, soit un pour cinq habitants (enfants compris), contre 8 millions de voitures.

Le Cambodge a connu une invasion similaire, passant de 43.000 cyclos sur les routes en 1990 à plus de 2 millions aujourd’hui. Le phénomène a débuté en 1993, lorsque des élections libres ont initié une ère nouvelle sous le signe de l’ouverture des marchés et de la consommation. Ces dix dernières années, le nombre de deux-roues a augmenté de 20 % environ par an ; le nombre de morts sur les routes, lui, a plus que doublé dans le même laps de temps.

En Thaïlande, on compte 2 cyclos pour 1 voiture ; en Birmanie et en Indonésie, on serait plus près de 7 ou 8 pour 1 ; au Vietnam, c’est 57 pour 1. Si les chiffres sont importants, c’est parce que le point de bascule se situe quelque part entre ces extrêmes.

A Bangkok, cité prospère, les voitures restent le moyen de transport dominant et les deux-roues sont surtout considérés comme un moyen d’éviter les embouteillages qui paralysent la ville. Si vous devez vous rendre quelque part rapidement, vous grimpez sur l’une des motos-taxis que l’on trouve un peu partout.

En revanche, à Hanoi et Hô Chi Minh-Ville, les cyclos sont à peu près le seul moyen de se déplacer. Ces villes figurent parmi les premières mégapoles d’Asie dont la croissance future sera marquée par la généralisation des deux-roues. Pour l’heure, ces véhicules sont beaucoup plus dangereux pour les gens qui les conduisent que pour les dirigeants politiques.

Selon l’OMS, la Thaïlande, avec 38 accidents mortels pour 100.000 habitants, a les routes les plus dangereuses du monde après la République dominicaine. Près de 26 000 personnes trouvent la mort sur les routes du royaume chaque année, dont les trois quarts en deux-roues.

La Grande-Bretagne, dont la population est équivalente, a un nombre annuel de victimes inférieur à 2.000. “Nous avons une situation insurrectionnelle dans le Sud et tous les jours une bombe ou une fusillade [fait] 1 ou 2 morts. Ça fait les gros titres des journaux le lendemain.

Pendant ce temps, on a 70 morts par jour sur nos routes et personne ne dit rien”, dénonce Tairjing Siriphanich, militant de la sécurité routière à Bangkok. “Si un voleur tue quelqu’un, on s’indigne. Quand des gens meurent du sida, on exige de l’État qu’il fasse quelque chose, poursuit-il. Mais, si votre fils, votre mari ou votre frère meurt sur la route, on l’accepte : ‘C’était son destin. C’était son heure.’”

Selon Tairjing et d’autres spécialistes thaïlandais de la sécurité routière, cette indifférence fataliste trouve ses racines dans les traditions bouddhistes du pays. C’est possible. Néanmoins, j’ai observé des réactions similaires chez les musulmans d’Indonésie et les fervents catholiques des Philippines.

Je suis médecin. J’ai essayé de faire comprendre à notre ministre de la Santé que nous avions là un grave problème de santé publique, mais il m’a répondu que la sécurité routière n’était pas de notre ressort, soupire Tairjing. Je lui ai dit : ‘Écoutez, vous distribuez bien gratuitement des préservatifs pour lutter contre le sida, pourquoi ne pas distribuer des casques ?’ Un casque correct pour enfant coûte 200 bahts [environ 5 euros]. Il en faudrait 1 million par an. Ce n’est pas la mer à boire.

Bakchichs

De toute évidence, le port du casque devrait être la priorité numéro un. Il est obligatoire dans tous les pays d’Asie du Sud-Est, tout au moins pour les conducteurs, parfois aussi pour les passagers, mais les lois sont peu appliquées et allègrement bafouées. Au Cambodge, l’amende punissant la conduite sans casque varie de moins de 1 dollar à 4 dollars, selon la personne que vous interrogez.

Une enquête menée dans la province de Kampong Cham – desservie par une route dangereuse, à quelques heures au nord de Phnom Penh – a montré que seuls 24 % des conducteurs portaient le casque le jour et 5 % la nuit. Beaucoup de cyclomotoristes qui portent un casque le font uniquement pour éviter d’avoir à verser des bakchichs à des agents de la circulation, et ces casques sont de si mauvaise qualité qu’ils ne leur serviraient à peu près à rien en cas d’accident.

Selon une étude réalisée au Vietnam, plus de 80 % des casques portés par les conducteurs de deux-roues ne répondent pas aux normes minimales de sécurité. Ratnak Sao, le spécialiste de la sécurité routière auprès de l’OMS au Cambodge, m’a raconté avoir acheté un casque sur un marché de Phnom Penh pour moins de 1 dollar… et l’avoir ensuite écrasé dans ses mains.

Alors que l’hécatombe au Cambodge et ailleurs en Asie pose manifestement un grave problème de santé publique, les budgets ne reflètent pas l’urgence de la situation. Selon l’OMS, on a dénombré environ 2.300 décès liés au sida au Cambodge en 2012, contre près de 2.000 tués sur les routes.

Or on a consacré 58 millions de dollars au traitement et aux campagnes de prévention du VIH, et seulement 10 millions de dollars à la sécurité routière ; la lutte contre le paludisme, qui a fait une centaine de morts au Cambodge la même année, a reçu 42 millions de dollars de financements ; une campagne de déminage, menée à grand renfort de célébrités, a coûté 20 millions de dollars, alors qu’une centaine de personnes sont tuées par des mines chaque année.

En janvier, le roi du Cambodge Norodom Sihamoni a signé une série de lois sur la sécurité routière. Le nombre de personnes pouvant prendre place sur un cyclo est désormais limité à deux adultes et un enfant. Le port du casque devient obligatoire pour tous les passagers de plus de 3 ans. Ces lois sont censées entrer en vigueur le mois prochain, mais Ratnak et d’autres militants de la sécurité routière redoutent qu’il ne faille attendre des années avant qu’elles ne soient véritablement appliquées.

Courrier International


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